philosophons

outils philosophiques

posté le 11-05-2008 à 21:49:11

ADORNO : l'oeuvre d'art

Les mérites d'une œuvre, son niveau formel, sa structure interne, ne se reconnaissent habituellement que lorsque le matériau a vieilli ou lorsque le sensorium est émoussé vis-à-vis des signes frappants de la façade. Beethoven ne put sans doute être entendu comme compositeur qu'après que le gestus du titanesque, son effet primaire, ait été dépassé par les effets grossiers de compositeurs plus jeunes comme Berlioz. La supériorité des grands impressionnistes sur Gauguin n'apparut que quand les innovations de celui-ci pâlirent au regard d'inventions ultérieures. Afin que la qualité se déploie historiquement, il n'est pas seulement besoin de celle-ci en soi, mais de ce qui en résulte et donne du relief au plus ancien; peut-être même règne-il une relation entre la qualité et un processus de dépérisse­ment. La force de briser les barrières sociales qu'elles atteignent est inhé­rente à beaucoup d'œuvres.

Tandis que les écrits de Kafka blessaient la compréhension du lecteur de roman par l'impossibilité éclatante et empirique du récit, il fut, en vertu même de cette irritation, compréhensible à tous.

L'opinion proclamée à cor et à cri, uni sono, par les Occidentaux et les staliniens, sur l'incompréhensibilité de l'art moderne, continue d'illustrer parfaitement ce phénomène; elle est fausse car elle traite la réception comme une grandeur fixe et supprime les irruptions dans la conscience dont sont capables les œuvres incompatibles.

Theodor Adorno(1903-1969). Théorie esthétique

 


 
 
posté le 11-05-2008 à 21:48:23

ADORNO : Ni repris, ni échangés



Ni repris ni échangés. - Les gens ont désappris à donner. Toute entorse au principe de l'échange a quelque chose d'insensé auquel on n'arrive pas à croire; il arrive que les enfants eux-mêmes regardent avec méfiance celui qui leur fait un cadeau, comme si ce n'était là qu'un truc publicitaire pour leur vendre des brosses ou des savonnettes. Par contre, on « fait la charité», on pratique une bienfaisance organisée, qui entreprend systéma­tiquement de refermer les blessures visibles de la société. Dans l'organisa­tion structurée de cette société, il n'y a déjà plus de place pour le moindre élan d'humanité; l'aumône va même nécessairement de pair avec l'humilia­tion qui établit des répartitions et soupèse ce qu'il est juste de donner, bref qui traite comme un objet celui auquel on donne quelque chose. Il n'est pas jusqu'aux cadeaux que l'on se fait entre particuliers qui ne se trouvent ravalés au rang d'une fonction sociale qu'on se fait une raison de remplir, à contrecœur, en restant strictement dans les limites du budget qu'on s'est fixé, en doutant d'autrui et en se donnant le moins de mal possible. Offrir, c'est prendre plaisir à faire plaisir, en imaginant le bonheur de celui auquel on fait un cadeau. Ça veut dire choisir, y passer du temps, faire un détour, penser à autrui comme à un sujet : c'est le contraire de la distraction. Voilà justement ce dont presque plus personne n'est capable. Dans le meilleur des cas, les gens offrent ce dont ils auraient eux-mêmes envie - en un peu moins bien. Ce dépérissement du don se traduit dans la sinistre invention des « articles-cadeaux », qui veulent dire simplement qu'on ne sait pas quoi offrir parce qu'en réalité on n'a pas vraiment envie d'offrir. Ce sont là des marchandises privées de contexte humain, comme ceux qui les achètent. Ce sont déjà des rossignols invendables dès le premier jour. De même, la

précaution qu’on prend de s’assurer qu’il sera possible d'échanger l'article choisi contre un autre, c'est comme si on disait à celui auquel on fait un cadeau: « Tiens! voilà ton truc, fais-en ce que tu veux; si ça ne te plaît pas, ça m'est égal; va te prendre quelque chose d'autre à la place ». Cela dit, le caractère interchangeable de tels cadeaux est encore la solution la plus humaine: plutôt que d'offrir n'importe quoi, cela permet au moins à celui auquel on fait un cadeau de s'offrir quelque chose à lui-même, mais c'est aussi exactement le contraire d'un véritable cadeau.

Compte tenu de l'abondance des biens qui sont accessibles maintenant, même aux plus pauvres, il pourrait paraître indifférent qu'on ait ainsi tendance à ne plus offrir de cadeaux, et les considérations auxquelles on peut se livrer sur ce dépérissement du don seraient d'ordre sentimental. Mais quand bien même, dans l'actuelle surabondance du nécessaire, le don serait devenu superflu - et il n'est pas vrai qu'il en soit ainsi, tant du point de vue des personnes privées que du point de vue de la vie sociale, car il n'y a aujourd'hui personne dont avec de l'imagination on ne puisse trouver exactement ce qui le comblera de joie - il n'en reste pas moins qu'il subsisterait un manque chez ceux qui précisément n'offrent plus de cadeaux. Chez eux vont s'étioler des facultés irremplaçables, qui ne peuvent se développer que dans le contact avec la chaleur des choses et non pas seulement dans la cellule isolée de la pure intériorité. La froideur envahit tout ce qu’ils font : la parole aimable qu'ils ne prononcent pas, les égards qu'ils négligent de témoigner à autrui... Cette froideur finit par se retourner contre ceux dont elle émane. Toute relation qui n'est pas complètement défigurée, y compris sans doute ce que la vie organique porte en elle de réconciliation, tout cela est don. Celui qu'une logique trop conséquente rend incapable de donner fait de lui-même une chose et se condamne à une froideur glacée.



Théodor Adorno : Minima Moralia (réflexions sur la vie mutilée)

Trad. E. Kaufholz et J.-R. Ladmiral

Ed. Payot 1983


 


 
 
posté le 11-05-2008 à 21:47:18

ADORNO : Entrez sans frapper

Entrez sans frapper! - La technicisation a rendu précis et frustes les gestes que nous faisons, et du même coup aussi les hommes. Elle retire aux gestes toute hésitation, toute circonspection et tout raffinement. Elle les plie aux exigences intransigeantes, et pour ainsi dire privées d’histoire, qui sont celles des choses. C'est ainsi qu'on a désappris à fermer une porte doucement et sans bruit, tout en 1a fermant bien. Celles des voitures et des frigidaires, il faut les claquer; d'autres ont tendance à se refermer toutes seules, automatiquement, invitant ainsi celui qui vient d'entrer au sans-­gêne, le dispensant de regarder derrière lui et de respecter l'intérieur qui l'accueille. 0n ne rend pas justice à l'homme moderne si l'on n'est pas conscient de tout ce que ne cessent de lui infliger, jusque dans ses innervations les plus profondes, les choses qui l'entourent. Qu'est-ce que cela signifie pour le sujet, le fait qu'il n'y ait plus de fenêtres à double battant à ouvrir, mais de grossiers panneaux vitrés qu’il suffit de faire glisser? plus de délicates clenches de portes, mais de simples poignées qu'on tourne ? plus de vestibules, plus de perrons entre la maison et la rue, plus de murs autour des jardins? Et qui n'a pas eu au volant de sa voiture, en sentant la puissance de son moteur, la tentation d'écraser des bestioles sur la route, des passants, des enfants ou des cyclistes? Dans les mouvements que les machines exigent de ceux qui les font marcher, il y a déjà la brusquerie, l'insistance saccadée et la violence qui caractérisent les brutalités fascistes. S’il y a dépérissement de l’expérience acquise, la faute en revient pour une très large part au fait que les choses étant soumises à des impératifs purement utilitaires, leur forme exclue qu'on en fasse autre chose que de s'en servir ; il n'y est plus toléré le moindre superflu, ni dans la liberté des comportements ni dans l'autonomie des choses, or c'est ce superflu qui peut survivre comme un noyau d'expérience car il ne s'épuise pas dans l'instant de l'action.


T. Adorno : Minima Moralia

 


 
 
posté le 11-05-2008 à 21:46:18

ADORNO / Auservice du client


Au service du client. - L'industrie culturelle prétend hypocritement qu'elle s'aligne sur les consommateurs et leur livre ce qu'ils désirent. Mais tandis qu'elle s'empresse de réprouver toute idée concernant son autonomie et érige ses victimes en juges, son autoritarisme masqué dépasse tous les excès de l'art autonome. Ce n'est pas tant qu'elle s'adapte aux réactions des clients, bien plus, elle les simule. Elle les leur inculque en se comportant comme si elle était elle-même un client. On pourrait penser que tout cet ajustage auquel elle assure obéir elle aussi est idéologie; les hommes aspireraient d'autant plus à s'adapter aux autres et à tout le système qu'ils cherchent davantage - en exagérant l'égalité, ce serment que prête l'impuissance sociale - à participer au pouvoir et à subvertir l'égalité. « La musique écoute pour l'auditeur », et le film réalise à l'échelle d'un trust cette astuce odieuse des adultes qui, pour baratiner les enfants en faveur d'un cadeau, déversent sur eux des discours qui correspondent à ceux qu'ils attendent d'eux et leur présentent le cadeau souvent douteux dans les termes du ravissement bruyant qu’ils veulent provoquer. L'industrie culturelle est modelée sur la régression mimétique, sur la manipulation d'impulsions mimétiques refoulées. Pour ce faire sa méthode consiste à anticiper l'imitation des spectateurs par eux-mêmes et à faire apparaître l'approbation qu'elle veut susciter comme déjà existante. Les choses sont d'autant plus faciles que, dans un système stable, elle peut compter sur une telle approbation et qu'il lui reste plutôt à la répéter sur le mode du rituel qu'à vraiment la susciter. Son produit n'est pas un stimulus mais un modèle de réaction à des stimulations non existantes. De là le générique musical enthousiaste au cinéma, le stupide langage infantile, le ton populaire accrocheur; même le gros plan sur la star semble s'exclamer: comme c'est beau! Par ce procédé, la machine culturelle assaille le spectateur d'aussi près que le train photographié de face qui vient sur, lui à l'instant où la tension est la plus forte. Mais le ton adopté dans chaque film est celui de la sorcière qui apporte la nourriture aux enfants qu'elle va ensorceler ou manger en marmottant d'un air sinistre: « Elle est bonne ma soupe, n'est­-ce pas ? Qu'elle te profite bien, te profite bien. » Dans l'art, c'est Wagner qui a inventé ces incantations culinaires, lui dont les intimités linguistiques et les ingrédients musicaux se dégustent pour ainsi dire eux-mêmes (…)


Theodor Adorno : Minima Moralia


 


 
 
 

Ajouter un commentaire

Pseudo : Réserve ton pseudo ici
Email :
Site :
Commentaire :

Smileys

 
 
 
Rappel article