Les mérites d'une œuvre, son niveau formel, sa structure interne, ne se reconnaissent habituellement que lorsque le matériau a vieilli ou lorsque le sensorium est émoussé vis-à-vis des signes frappants de la façade. Beethoven ne put sans doute être entendu comme compositeur qu'après que le gestus du titanesque, son effet primaire, ait été dépassé par les effets grossiers de compositeurs plus jeunes comme Berlioz. La supériorité des grands impressionnistes sur Gauguin n'apparut que quand les innovations de celui-ci pâlirent au regard d'inventions ultérieures. Afin que la qualité se déploie historiquement, il n'est pas seulement besoin de celle-ci en soi, mais de ce qui en résulte et donne du relief au plus ancien; peut-être même règne-il une relation entre la qualité et un processus de dépérissement. La force de briser les barrières sociales qu'elles atteignent est inhérente à beaucoup d'œuvres.
Tandis que les écrits de Kafka blessaient la compréhension du lecteur de roman par l'impossibilité éclatante et empirique du récit, il fut, en vertu même de cette irritation, compréhensible à tous.
L'opinion proclamée à cor et à cri, uni sono, par les Occidentaux et les staliniens, sur l'incompréhensibilité de l'art moderne, continue d'illustrer parfaitement ce phénomène; elle est fausse car elle traite la réception comme une grandeur fixe et supprime les irruptions dans la conscience dont sont capables les œuvres incompatibles.
Theodor Adorno(1903-1969). Théorie esthétique