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Titre du blog : philosophons
Auteur : puig
Date de création : 11-05-2008
 
posté le 11-05-2008 à 21:46:18

ADORNO / Auservice du client


Au service du client. - L'industrie culturelle prétend hypocritement qu'elle s'aligne sur les consommateurs et leur livre ce qu'ils désirent. Mais tandis qu'elle s'empresse de réprouver toute idée concernant son autonomie et érige ses victimes en juges, son autoritarisme masqué dépasse tous les excès de l'art autonome. Ce n'est pas tant qu'elle s'adapte aux réactions des clients, bien plus, elle les simule. Elle les leur inculque en se comportant comme si elle était elle-même un client. On pourrait penser que tout cet ajustage auquel elle assure obéir elle aussi est idéologie; les hommes aspireraient d'autant plus à s'adapter aux autres et à tout le système qu'ils cherchent davantage - en exagérant l'égalité, ce serment que prête l'impuissance sociale - à participer au pouvoir et à subvertir l'égalité. « La musique écoute pour l'auditeur », et le film réalise à l'échelle d'un trust cette astuce odieuse des adultes qui, pour baratiner les enfants en faveur d'un cadeau, déversent sur eux des discours qui correspondent à ceux qu'ils attendent d'eux et leur présentent le cadeau souvent douteux dans les termes du ravissement bruyant qu’ils veulent provoquer. L'industrie culturelle est modelée sur la régression mimétique, sur la manipulation d'impulsions mimétiques refoulées. Pour ce faire sa méthode consiste à anticiper l'imitation des spectateurs par eux-mêmes et à faire apparaître l'approbation qu'elle veut susciter comme déjà existante. Les choses sont d'autant plus faciles que, dans un système stable, elle peut compter sur une telle approbation et qu'il lui reste plutôt à la répéter sur le mode du rituel qu'à vraiment la susciter. Son produit n'est pas un stimulus mais un modèle de réaction à des stimulations non existantes. De là le générique musical enthousiaste au cinéma, le stupide langage infantile, le ton populaire accrocheur; même le gros plan sur la star semble s'exclamer: comme c'est beau! Par ce procédé, la machine culturelle assaille le spectateur d'aussi près que le train photographié de face qui vient sur, lui à l'instant où la tension est la plus forte. Mais le ton adopté dans chaque film est celui de la sorcière qui apporte la nourriture aux enfants qu'elle va ensorceler ou manger en marmottant d'un air sinistre: « Elle est bonne ma soupe, n'est­-ce pas ? Qu'elle te profite bien, te profite bien. » Dans l'art, c'est Wagner qui a inventé ces incantations culinaires, lui dont les intimités linguistiques et les ingrédients musicaux se dégustent pour ainsi dire eux-mêmes (…)


Theodor Adorno : Minima Moralia